Tu entres dans le magasin. Tes talons claquent sur le carrelage blanc. Tu avances et tes yeux se promènent partout, de la grille de ventilation jusqu'au comptoir en passant par les différents présentoirs. Les deux vendeuses du jour sont à leur poste, Mathilde et Véronique. La première replie des chemisiers au fond du magasin tandis que l'autre encaisse une cliente.
Les clients sont rares. Il est encore tôt. Un couple d'adolescents traîne du côté des pantalons. Elle, elle chine en passant chaque article au peigne fin. Lui, il baille en se grattant la nuque. Un homme entre juste derrière toi. Il plisse les yeux, effectue un panoramique rapide et ressort. Il s'est trompé de magasin. Personne ne lui a dit bonjour.
Tu avances lentement vers les cabines. Un coup d'oeil à la vendeuse qui met en rayon. Tu fais semblant de t'intéresser aux caracos. Les couleurs sont foncées cette année, couleurs de crise. Tu joues quelques instants avec un système antivol et le morceau de plastique tombe au sol. En un éclair, la pièce de tissu manufacturée finit dans ton sac à main du jour, en cuir clair et fermetures en corne. Le couple est parti sans acheter, tu es seule dans la place. Tu redresses la tête et te diriges vers la sortie, l'air conquérant. Véronique te glisse un au revoir alors que tu passes à sa hauteur.
Elle commence à blêmir quand elle aperçoit l'étoffe qui dépasse de ton sac.
_ Madame !
Tu es déjà dans la rue et tu fais semblant de ne rien entendre. Mais tu marches lentement, lui laissant le loisir de te rattraper. Au bout de deux minutes, tu es à trois blocs du magasin. Tu fulmines. Personne ne t'a couru après. Elle avait largement le temps de te rattraper, la minette, si elle ne s'était pas pissée dessus.
Tu reviens sur tes pas, agacée. Dans la lueur du soleil matinal, tu franchis les portes vitrées avec lassitude et tu attends. Les deux filles sont interdites. Véronique est au téléphone. Tu les juges. Pas plus de quarante-cinq ans à elles deux. Du maquillage mais pas énormément. Des habits marron, ou vert, un style passe-partout. Véronique raccroche. Elle regarde brièvement sa collègue et balbutie.
_ Madame, je crois que vous avez... là...
Elle montre du doigt le triangle violet qui dépasse de ton sac beige. Tu éclates de rire.
_ Je l'ai volé votre truc et ça n'a même pas sonné. Si vous saviez le nombre de fois que ça arrive. (Tu lances le caraco sur le comptoir.) Dès qu'un système de sécurité se décroche – et ça arrive, croyez-moi – il y a toujours quelqu'un qui le vole. Toujours. Personne ne le ramène en caisse pour qu'il soit re-magnétisé. Les gens sont comme ça. Bon, je suppose que vous avez appelé la police ?
Un temps.
_ Oui, lance enfin Véronique, un air de défi au fond des yeux mais la voix tremblante.
_ C'est bien, ça, mais ce ne ramène pas la marchandise. Vous auriez pu me courir après, non ? Vous aviez peur que je vous casse la gueule, un truc comme ça ?
Pas de réponse. Véronique vire au rouge.
_ Qu'est-ce que vous nous voulez ? demande Mathilde, très mal à l'aise. Elle a dû regarder trop de films américains, elle s'attend sans doutes à ce que tu sortes un fusil à pompe et que tu les dégommes sur leur lieu de travail.
_ Bonne question, réponds-tu avec un clin d'oeil. Voyons, je veux voir Joséphine. Elle arrive à quelle heure ?
_ Joséphine ?
_ Oui, votre manager. Vous ne saviez pas qu'elle s'appelait Joséphine ?
Les filles se regardent une fois de plus, comme si elle ne pouvaient prendre la moindre décision sans l'appui de l'autre.
_ Vous la connaissez.
Tu souffles bruyamment. Le jeu t'ennuie et tu veux en finir.
_ Ouais. Et bientôt vous allez me connaître aussi. Je suis envoyé par le siège pour redresser le magasin. Redresser, oui, parce qu'il est complètement écroulé en ce moment. Allez, on fera connaissance plus tard, allez faire votre boulot, je vais l'attendre dans un coin, votre patronne. Et rappelez la police, ajoutes-tu en t'éloignant.
...
Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?